Une matinée tranquille

Dix heures du matin... Emmanuelle regarda autour d'elle en rajustant légèrement son col d'une main et en serrant un carnet dans l'autre. Elle venait d'entrer dans la taverne du Renard-Vert...

Elle s'était levée tôt ce matin, la tête lui fourmillant de mille pensées, mais elle ressentait un besoin d'une inspiration, d'un repère... Et elle avait opté pour un subterfuge qui avait apparemment souvent fonctionné.

Déguisée en cavalier, elle était entrée dans cet établissement et s'était installée à une table, observant en souriant les allées et venues des habitués des lieux, des gardes, des mousquetaires et des clients de toutes sortes. Cette diversité lui donnait amplement de quoi écrire...

Athos était là depuis une bonne demi-heure, djà. Assis à sa table favorite, entre deux pilasses de la salle, il était renversé en arrière sur sa chaise, et fixait le contenu de son verre.

Porthos le bon vivant se serait joint à lui en lui tapant dans le dos, Aramis le poète aurait sourit en murmurant que le comte et sa maîtresse à la robe rubis étaient de sortie ce soir, et d'Artagnan l'ami lui aurait simplement sérré l'épaule en le traitant gaiement de "Saint Athos, patron des ivrognes au grand coeur".

Lui savait juste qu'il buvait.

PAF!

Une grande main s'abattit lourdement sur l'épaule d'Emmanuelle, la faisant violemment sursauter. Elle se retourna pour faire face à un homme imposant en casaque écarlate, mais dont la face était encore plus rubiconde. L'homme éclata d'un rire ivrogne à la vue de la mine un peu effarée.

- Eh bien, mon jeune drôle, on est en train d'écrire à sa maîtresse? Montre-moi ça, pour voir, freluquet.

Et de lui arracher le carnet en la repoussant avec brusquerie. Le visage d'Emmanuelle rosit, et la jeune fille agrippa le poignet de l'homme.

- Non, c'est personnel, rendez-le moi, brute!

Riant toujours, ne tenant aucun compte des protestations, l'homme parcourut quelques lignes, un rictus de mépris sur le visage.

- Eh, mais ce drôle écrit des bêtises sur nous, ce me semble, gronda-t-il en froissant le fragile papier dans sa large main. Nous, des ivrognes! Tu vas ravaler ces mots, croquant!

Trois autre gardes s'étaient joint à celui qui avait bousculé Emmanuelle, et l'entouraient, bloquant toute issue. La jeune fille recula, effaré. Dans le mouvement, elle heurta involontairement la table d'un gentilhomme.

Les quatres gardes dégainèrent leur rapière avec un sourire mauvais.

Athos était en train de porter le verre à ses lèvres une nouvelle fois, lorsque quelqu'un le heurta à l'épaule avec violence, manquant de le faire tomber de sa chaise. Il reprit rapidemment son équilibre et se tourna vivement vers ce qui l'avait ainsi dérangé.

Il ouvrit la bouche pour s'exclamer, mais il aperçut un jeune homme désarmé aux prises avec quatre soudards. Il se redressa et fronça les sourcils. Soit le jeune homme était idiot : venir désarmé au Renard-Vert, c'était mettre sa main au feu en ésperant ne pas se brûler, soit... Il ne savait pas, mais enfin, cela n'avait pas d'importance. Quatre contre un, ça ne laissait pas Athos assez indifférent pour qu'il ne fasse pas ce que faisait tous les gens de coeurs, c'est à dire les imbéciles : se jeter dans la bagarre.

-Sangdieu, messieurs, êtes vous donc tous ivres au point de voir triple ?

Emmanuelle se retourna vers le gentilhomme, et reconnut avec stupeur Athos! Mais elle n'eut pas le temps de réagir davantage.

- Toi, le mousquetaire, mêle toi de tes affaires, ça ne te regarde pas, tonna le rustre en donnant une taloche au feutre d'Athos.

Les autres gardes autour rirent grassement et méchamment, et Emmanuelle se recula davantage, épouvantée.

L'homme finissait à peine son mouvement pour déranger le feutre d'Athos qu'il sentit sa main happée et tordue. Le mousquetaire lui avait saisit le poignet, et sans s'énerver, d'une simple clé, avait neutralisé un des nerfs du bras, qui retomba, flasque, au côté de l'assaillant.

-Ca me regarde, puisque vous m'êtes tombés dessus en vous battant, répliqua t-il tranquillement. Tâchez donc de tenir compte, avant de vous jetez sur moi comme vous semblez en avoir grande envie, que vous m'avez empêché de finir mon verre. Or rien n'est plus dangereux qu'un ivrogne interrompu au quart de sa bouteille...

L'homme se mit à hurler comme un possédé et battit en retraite en reculant précipitemment.

- Cet avorton m'a cassé le bras! Qu'est-ce que vous attendez, idiots, abattez-moi ce chien!

Les trois autres gardes, d'abord un peu hésitant devant le sang-froid et l'habileté du mousquetaire, se reprirent et s'avancèrent à nouveau, menaçants, vers le comte et Emmanuelle, laquelle recherchait partout pour trouver de quoi se défendre.

Athos attrappa le bras d'Emmanuelle, et la tira en arrière juste à temps au moment ou une bouteille pleine s'écrasait sur le mur, là où s'était trouvé la tête de la jeune fille une seconde auparavant.
Le mousquetaire attrapa au vol le verre plein de son voisin de table, le but d'un trait, le lui remit dans la main, dégaina et se tourna vers celui qu'il prenait pour un jeune homme un peu trop naïf.

-Trouvez vous une épée, et si vous savez vous en servir, venez donc vous amuser avec moi. Je vous laisse choisir votre adversaire, du moment que vous me promettez de ne pas le tuer.

Et il s'élança pour parer l'attaque du premier.

Emmanuelle, dont la crainte faisait graduellement place à de la colère, se tourna vers un autre buveur attablé et lui prit habilement sa rapière.

- Excusez-moi, Monsieur, je vous l'emprunte, ce ne sera pas très long.

L'homme ne répondit qu'en riant, le regard plein de curiosité de ce qui allait suivre. Voyant cela, les deux gardes restants fondirent sur elle, une expression de mépris peinte sur le visage. Emmanuelle para avec agilité les attaques simultanées des deux hommes, se rappelant les conseils que lui avait donné Athos le jour où ils s'étaient exercés ensemble dans sa salle d'arme.

Athos évita un coup de taille, feinta, déjoua la garde du premier, et le poussa vigoureusement en arrière. Tout ce qu'il eut le temps de faire fut de pousser un juron, de battre des bras, et de s'asseoir de force sur une chaise qui semblait placée là exprès. Athos sourit, et le cloua là en lui plantant sa dague à travers son haut de chausses, à un demi pouce de ce qui faisait sa virilité.

-Pas mal ! Lança t'il au frêle jeune homme, qui venait de désarmer son adversaire.

Puis il se tourna vers le suivant, le regarda entre les deux yeux, lui fit signe d'approcher, et... éclata de rire lorsque cette montagne de viande s'assoma lui même contre une poutre trop basse pour lui.

Les témoins de la scène éclatèrent de rire devant la déconfiture des gardes, et ceux-ci, les joues écarlates, sortirent de l'établissement. Emmanuelle récupéra en soupirant son carnet chiffonné.

- Partons, maintenant. Ce que nous avons fait ici n'est pas des plus glorieux, et le sera sans doute encore moins aux yeux du guet s'il vient à passer, dit Athos.

Emmanuelle rendit l'arme à son propriétaire hilare et suivit le mousquetaire à l'extérieur. Ils s'éloignèrent de la Taverne, et au bout d'un moment, n'y tenant plus, Emmanuelle leva les yeux vers lui en lui souriant espièglement.

- Vous êtes un admirable professeur, Monsieur Athos.